La réflexion sur l’intelligence artificielle ne s’éteindra plus. L’IA a été le thème d’une journée organisée au mois de février par le réseau de cabinets indépendants d’audit, d’expertise comptable et de conseil Walter France, très sensibilisé à ce sujet, à l’occasion de ses 50 ans. Ses invités, deux personnalités médiatiques, Laurent Alexandre et Luc Ferry, ont confronté des points de vue assez complémentaires sur les changements auxquels s’attendre.
Walter France : Laurent Alexandre, vous êtes, entre autres, neurobiologiste, auteur, conférencier et cofondateur de Doctissimo. Où en est-on aujourd’hui des capacités de l’intelligence artificielle ?

WF : Luc Ferry, vous êtes docteur en sciences politiques, ancien ministre de l’Éducation nationale, professeur de philosophie, que vous inspirent ces performances de l’IA ?

WF : Pour nourrir l’IA, la course aux investissements est lancée ?
Laurent Alexandre : Les investissements sont colossaux. Google, Facebook et les autres acteurs du numérique investissent des dizaines de milliards d’euros dans les recherches sur l’IA, pour gagner la course au leadership en ce domaine. Mark Zuckerberg, sur la seule année 2024, a dépensé plus d’argent pour se fournir en puces que le coût du programme Manhattan de la bombe atomique américaine entre 1942 et 1946. Google envisage de construire plusieurs centrales nucléaires pour disposer de l’énergie suffisante. En 2025, il existe de fortes probabilités que l’on assiste à l’émergence d’entreprises qui seront valorisées 1 milliard d’euros sans aucun salarié.
Luc Ferry : C’est une course aux investissements dans tous les domaines. Le général Burkhard, chef d’état-major de l’armée française, a donné l’alerte en prédisant que si l’État n’investissait pas 40 milliards d’euros dans l’IA, les Américains pourront clouer au sol l’armée française en dix minutes. Dans le même esprit de compétitivité mondiale, le rapport Draghi annonce que si l’Europe n’investit pas 1 000 milliards d’euros dans les domaines de cette troisième révolution industrielle qu’est l’IA, c’est la civilisation européenne qui risque de disparaître, avec tout l’héritage des Lumières. Les enjeux sont colossaux.
WF : Comment intégrer cette nouvelle donne dans notre société ?
Laurent Alexandre : Je pense que nous allons traverser une période, excusez-moi du terme, de « grand bordel ». En effet, nous ne disposons pas aujourd’hui de l’ingénierie politique et sociale pour gérer le choc de l’IA. La société civile, le monde des affaires, les institutions : personne n’est prêt. Sur un autre plan, l’IA revitalise les fantasmes transhumanistes. Des laboratoires expérimentent le séquençage des bébés en éprouvette, et une récente enquête a démontré que certains Américains sont prêts à faire modifier l’ADN de leur bébé. Aujourd’hui, la société d’Elon Musk Neuralink développe des puces qui pourront être directement implantées dans le cerveau pour augmenter la mémoire ou servir d’interface avec l’IA.
WF : Quel impact sur les deep fakes ? Comment maîtriser l’IA ?
Luc Ferry : Tout le monde aujourd’hui a subi au moins une cyberattaque. L’IA est très dangereuse lorsqu’elle est entre les mains d’escrocs. En effet, les arnaques sont de plus en plus indétectables, l’IA étant désormais capable, par exemple, de modifier en direct le message dans une vidéo avec la voix de l’intervenant. Et si les robots prennent forme humaine, comment détecter, à terme, si l’on a en face de soi la vraie personne ou son jumeau numérique ? Cela risque d’arriver plus tôt que prévu… Mais plus graves encore sont les deep fakes. On peut nous faire croire tout et n’importe quoi. Pour cette raison, le développement de l’esprit critique est pour moi un enjeu sociétal, pour éviter que l’IA soit « une fabrique à crétins ». Si j’étais – de nouveau ! – ministre de l’Éducation nationale, j’accorderais la priorité à totalement repenser la conception des cours d’instruction civique. Il est vital d’apprendre aux jeunes générations le discernement, à vérifier les sources, à les croiser. C’est tout un état d’esprit, des compétences, des réflexes qu’il faut leur inculquer. Il faut inventer de nouvelles manières de leur faire pratiquer très jeunes l’IA pour qu’ils acquièrent le recul et la maîtrise nécessaires pour conserver leur indépendance d’esprit et, donc, leur liberté.
WF : Comment organiser la complémentarité entre l’humain et l’IA ? Comment les entreprises peuvent-elles intégrer cette nouvelle donne ?

Luc Ferry : Un chef d’entreprise, s’il peut réduire la masse salariale en investissant dans l’IA, le fera. Mais il y aura création d’emplois selon une logique schumpétérienne – l’offre est à l’origine du progrès technique alors que le comportement routinier entraîne l’immobilisme. Si des métiers disparaissent, la question se pose du réemploi de certains salariés. Il a été prouvé, par des expériences sur des groupes pilotes, que le revenu universel de base était une aberration. Les personnes qui en bénéficiaient, loin d’en profiter, et parce qu’elles n’étaient plus intégrées dans un tissu social, n’allaient pas bien, jusqu’à tomber en dépression. En revanche, il serait, me semble-t-il, envisageable d’inventer une sorte de service civique pour les adultes qui perdraient leur travail. Cela devrait aller de pair avec une valorisation sociétale de ces activités épanouissantes dans le sens où elles serviraient le bien commun.

Docteur en sciences politiques, ancien ministre de l’Éducation nationale, professeur de philosophie. Il a été chercheur au CNRS et professeur d’université. Luc Ferry a développé une philosophie politique libérale axée sur l’écologie, la technologie, la famille et la religion.
Laurent Alexandre















